dimanche 7 avril 2013

Acte III: du vrai visage de ses amis et de ses ennemis

Juin 1193

Plusieurs mois passèrent, et Kiklaus comme Sergeï recontrèrent à plusieurs reprises leur protecteur nocturne, veillant à leur intérêt, l'assurant de leur loyauté. Le lien de sang était désormais puissant, et leur âme bouillonnait de nombreuses images. Leurs rêves hantaient leurs journées, même les plus lumineuses, et les deux occupaient les longues heures qui les séparaient de leur maître, soit par la prière et la sculpture pour Niklaus, soit par une frénésie orgiaque dans les bouges de Sibiu pour Sergeï.

Ce ne fut qu'au début de l'été que ce dernier reçut une missive de Vladimir Rustovitch lui demandant de se rendre dans un knezat situé à mi-chemin entre ses terres et Sibiu. La réputation de la dirigeante des lieux semblait avoir un effet néfaste sur la politique régionale, et risquait même de rejaillir sur le voïvode. Le courrier suggérait à Sergeï d'être discret dans la résolution de cette affaire. Niklaus devra se joindre à lui, à la demande de Marushka, qui dirigeait depuis les sombres bois alentours le knezat de Sibiu, et se retrouvait malgré elle impliquée.

Une semaine de voyage les mena au domaine dirigé par Sigrid Arpad. Les villages et hameaux qu'ils traversèrent ne se distinguaient pas des précédents, les paysans et les serfs avaient l'air tout aussi apathiques, et détournaient les yeux en s'inclinant au moindre regard insistant du chevalier. Ils remarquèrent néanmoins le peu d'enfants jouant entre les pauvres chaumières.

Parvenus au manoir, un lourd et fonctionnel édifice fortifié situé sur une colline et entouré d'une solide palissade, le père Niklaus s'étonna de trouver un petit monastère situé dans l'enceinte. Une église de style occidental et deux bâtiments accueillaient une petite communauté de moines, à quelques mètres seulement du château seigneurial. Les serviteurs vaquaient à leurs occupations sans se soucier des visiteurs, malgré les nombreux regards curieux qui leurs étaient adressés. Aux portes du manoir, un homme du nom de Friederich, qui se présenta comme le sénéchal du domaine, leur offrit l'hospitalité et les convia au repas du soir en présence de sa dame.

Après quelques ablutions, Sergeï et Niklaus furent conduits dans la salle de réception où une poignée de membres de la maisonnée étaient installés autour d'une lourde table de bois que dominait le siège de Dame Sigrid Arpad, une magnifique trentenaire richement vêtue. Elle reconduit l'offre de bienvenue de son sénéchal et les invita à prendre place à sa droite et à sa gauche, se réjouissant d'avoir des visiteurs. Leur regard fut attiré par l'immense et magnifique tableau qui trônait sur le mur au dessus de leur hôtesse. Il représentait la Dame durant un banquet, entourée de convives archétypaux : un seigneur, un chevalier, un mendiant, un ménestrel, un prêtre... festoyant gaiement autour d'un fastueux repas.

Dame Sigrid s'extasia d'avoir des hôtes et leur présenta les quelques membres de sa maisonnée présents. Sa dame de compagnie, une femme d'un certain âge, qui répondait au nom de Mathilde. Son sénéchal, qu'ils avaient déjà rencontrés, et une poignée de notables. Ils s'étonnèrent néanmoins lorsqu'elle leur présenta son héritier, une homme d'une quarantaine d'années à la lippe boudeuse, Félix. Le repas fut délicieux, et à peine interrompus par les incessantes questions qu'elle leur posa sur le monde extérieur, les dernières nouvelles d'Hermmanstadt, ou les activités de la noblesse des environs. Plus le temps passait et plus Sergeï et Niklaus se rendirent compte qu'aucun voyageur ne semblait s'arrêter au manoir, ni marchand ni seigneur des environs.

Repus et fatigués, ils furent reconduits à leurs chambres où ils passèrent une nuit détestable, hantés par un cauchemar récurrent. Le festin de la veille s'était transformé une sanglante bacchanale cannibale ; les mets fins remplacés par des corps d'enfants et des morceaux de chair crue et sanglante. Le tableau était désormais peint avec du sang, les convives remplacés par des monstres des légendes slaves : vampires, ogres et autres créatures surnaturelles. L'âme troublée, le Père Niklaus chemina jusqu'au village le plus proche du château pour se remettre de ses rêves atroces, mais se rendit compte rapidement que les animaux grognaient à son approche avant de fuir. Les deux seuls enfants qu'il découvrit jouant devant une des maisons, à peine une hutte de bois et de chaume, déguerpirent en criant avant qu'il ne puisse leur adresser la parole. Mal à l'aise et étonné, il décida de s'adresser aux moines et ces derniers lui expliquèrent la raison de leur présence inhabituelle sur les terres d'un boyard. Jadis, un des ancêtres du précédent seigneur, l'époux décédé de Dame Sigrid, offrit aux moines de s'installer en ces lieux en échange de leurs prières. La région étant alors peu sûre, la petite communauté accepta et payait à ce jour encore sa dette envers la famille.

Sergeï et Niklaus apprirent peu après que Félix était le fils de la Dame, chose bien évidemment impossible car physiquement il pouvait être son père! Enquêtant auprès des serviteurs et des membres de la maisonnée, ils découvrirent une cuisine rutilante, qui ne semblait jamais utilisée. Le cuisinier, Tobias, au regard sadique et au front bestial, semblait néanmoins dissimuler quelques secrets derrière une lourde porte fermée à l'arrière de la cuisine. Interrogeant la dame de compagnie cette fois, cette dernière s'enferra dans ses réponses mais ne révéla rien de plus aux deux enquêteurs. La discussion avec l'héritier présomptif fut plus instructif, Sergeï découvrit rapidement son alcoolisme et sa bestialité. Jouant le jeu, il obtint de Félix le nom de celui qui pouvait l'aider à assouvir quelques vices avec une jeune paysanne. Tobias. Entreprenant ce dernier, il reçut quelques minutes après une des servantes, la robe déchirée et le visage tuméfié. La calmant, il essaya d'en savoir plus sur le château et ses occupants, bientôt rejoint par le Père Niklaus. Ils découvrirent alors que de nombreuses disparitions d'enfants avaient eut lieu dans la région, sans nul doute organisées depuis le château. Outrés, ils promirent protection à l'éplorée jeune fille, et un poste dans une riche maison à leur retour à Sibiu.

Échaudés, ils cherchèrent des réponses auprès de l'abbé, le Père Gustav, qui reconnut n'avoir pas été complètement honnête avec Niklaus. Il lui raconta la malédiction régnant sur le château depuis la mort du précédent seigneur, Werner. Il retraça la tentative menée près de vingt ans en arrière pour brûler Dame Sigrid, qu'il décrivit comme un monstre, et le bûcher qui refusait de s'embraser. Il rapporta son entretien avec le Démon selon lui responsable de la situation, et la vision du pays en flamme, ravagé par la guerre et la famine si la Dame périssait. Il hait Dame Sigrid mais est étroitement tenu par la promesse et la peur. Niklaus extorquaanmoins de dissimuler la jeune servante dans les cuisines du monastère jusqu’à leur départ, afin qu'elle ne subisse pas quelque funeste sort. La culpabilité de l'abbé aidant, il accepta si cette dernière jurait de ne jamais quitter la pièce.

Sergeï et Niklaus rencontrèrent un jeune et solide gaillard à l'entrée de l'enceinte, Dmitri, vêtu comme un forestier et armé d'un robuste arc de chasse. Il s'entretint à mi-voix avec eux et leur expliqua la situation, le viol et la mort de sa femme et la disparition de ses enfants alors qu'il était à la chasse deux ans auparavant. Il avait alors fui dans la forêt, vivant d'expédients, de braconnage et de quelques commerces avec les environs, ne s'éloignant jamais trop longuement. Il avait entendu parlé des visiteurs par les villageois et leur demanda avec rage de l'aider à trouver le coupable. Sergeï se proposa de le faire passer pour son écuyer afin de lui permettre de pénétrer le manoir. Leurs soupçons se tournaient alors sur le dépravé Félix. Ils décidèrent de confondre Dame Sigrid en lui expliquant les horreurs qui se passaient sur son domaine lors du repas du soir.

Au cours du dîner, évitant de toucher à toute nourriture, ils n'hésitèrent pas à entreprendre Dame Sigrid, accusant notamment Tobias. Après avoir demandé à sa maisonnée de quitter la pièce, elle rît de leurs accusations, s'enorgueillissant de sa condition, de ses actes, riant de leur morale. Elle considérait ses gens comme à peine mieux que du bétail et selon elle qui pouvait regretter de manger du bœuf ? Elle fut suffisamment hautaine et immonde pour les pousser dans leurs retranchements. Ils quittèrent la salle de réception en l'assurant qu'ils seraient partis le lendemain à l'aube. Mais finalement ils décidèrent de rester, après avoir mis en place un plan pour détruire la créature et libérer la région de son influence. Ils rencontrèrent une nouvelle fois Félix, qui ivre mort leur révéla toute sa haine et sa rancœur pour sa mère, responsable de la mort de son père et de sa situation actuelle, à attendre éternellement un héritage qu'il ne verrait jamais. Il les assura de son soutien entier s'ils la détruisaient lors de la journée à venir, offrant de crucifier Tobias à Dmitri après lui avoir assuré que le cuisinier était l'âme damnée de Dame Sigrid, responsable de la majorité des enlèvements et des atrocités.

Renforcé dans leur détermination, les trois hommes se calfeutrèrent dans une des chambres pour assurer leur sécurité et attendre l'aube. Au petit matin ils récupèrent de l'huile pour lampe auprès d'un serviteur et en remplirent une outre afin de bouter feu à Dame Sigrid pendant son sommeil diurne, seule arme qu'ils connaissaient contre ces monstres. La chambre était gardée par un garde mais ils le maîtrisèrent sans peine, et silencieusement. Malheureusement ils ne purent crocheter la serrure, et se résolurent à enfoncer la lourde porte de bois qui protégeait les appartements de la maîtresse des lieux.

Le petit salon était vide, les épais volets de bois clôts et dissimulés par de riches rideaux incapables de laisser passer la lumière. Désormais sûrs d'avoir été repérés, ils se précipitèrent vers la seconde pièce, occupée par un gigantesque lit sur lequel reposait le corps rigide et sans vie de Dame Sigrid. Sergeï commença immédiatement à verser de l'huile sur les riches draps et les vêtements de la créature tandis que Niklaus s’escrimait à ouvrir les volets. Les paupières du vampire s'ouvrirent et son buste se redressa en une équerre parfaite. Elle fixa de ses pupilles d'un noir de jais le chevalier qui se mit à hurler de terreur et se rua vers l'extérieur, bousculant et frappant Dmitri qui attendait patiemment à la porte de la chambre le moment de jeter sa lampe sur la couche. Ce dernier se reprit suffisamment vite pour ne pas laisser le vampire jeter un nouveau maléfice et jeta sa lampe, leur dernier espoir. En quelques secondes le lit comme le corps de Dame Sigrid prirent feu, et son hurlement fut bien plus terrible encore que celui de Sergeï. Elle se rua vers la porte, Dmitri ne se jetant qu'avec chance au sol pour éviter le monstre enflammé, ne laissant pas même le temps à Niklaus d'offrir une lumière salvatrice au groupe. Heureusement la bête rendue folle de douleur se retrouva prise au piège devant le couloir ensoleillé et les flammes et se roula au sol dans le salon, tentant d'éteindre le feu brûlant. Dmitri eut la présence d'esprit de jeter l'outre encore à moitié pleine de combustible sur le brasier vivant, et le vampire explosa.

Les deux hommes n'eurent pas le temps de se ruer à l'extérieur avant l'arrivée des gardes, mais Niklaus put les convaincre qu'ils étaient venus à cause des cris et qu'ils avaient découvert le début d'incendie. Il ordonna aux gardes de se ruer chercher de l'eau et d'avertir l'ensemble de la maisonnée pour créer une chaîne depuis le puits pour éviter que l'ensemble du manoir ne brûle, escomptant profiter de l'agitation pour fuir discrètement.

Ils n'eurent cependant pas cette chance. Découvrant Sergeï enfermé dans sa chambre, ils durent attendre qu'ils reprennent ses esprits et défasse la barricade qu'il avait élevé contre la porte dans son moment de terreur passé. Se saisissant de leurs maigres effets, ils sortirent du manoir alors que les serviteurs et les moines, alertés par les cris comme par la noire fumée s'échappant du dernier étage, formaient une chaîne humaine armés de sceaux et de baquets. Murmurant une prière pour franchir l'enceinte sans être vus ils déchantèrent lorsque l'abbé Gustav cria aux gardes présents de les arrêter, les accusant de l'incendie d'une voie stridente.

Deux hommes d'armes dégainèrent sans conviction et s'avancèrent, malgré les démentis du Père Niklaus et les ordres contradictoires de Sergeï. Ce dernier saisit donc sa lourde épée et se mit en garde, menaçant, tandis que Dmitri encochait une flèche et tirait, blessant légèrement un des hommes. Le second reçut la lame du chevalier valaque dans la poitrine, et recula, titubant, tentant d'arrêter hémorragie. Quelques passes lui suffirent pour blesser également l'autre soldat aux prises avec Dmitri et ils purent s'éloigner à grands pas vers la porte du château. Niklaus les rejoint bientôt, tirant par le bras la jeune servante qu'il avait dissimulé au monastère la veille, et ils purent enfin quitter ce lieur maudit sous les malédictions des moines, et la pluie de cendre s'échappant du manoir en flammes.

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