A la fin du printemps 1194
Une nouvelle fois Sergeï
fut convié sur le domaine du Voïvode Vladimir Rustovitch, à
Oradea. Minuscule cité bâtie sur la frontière informelle entre la
Hongrie occidentale et la Transylvanie, Oradea possédait une
atmosphère lourde de peur et de suspicion, et même sa situation
géographique n'avait pu développer le commerce ou l'artisanat.
Plusieurs puissants Rois de Hongrie y étaient ensevelis, et même
leur auguste présence ne pouvait éclairer la sombre existence de
ses habitants. Car à quelques lieues de la cité fortifiée se
trouvait le château d'une créature de la nuit à la force et la
cruauté indicible. Protégé par des monstruosités et de puissants
Caïnites lui ayant prêtés allégeance, il ourdissait ses complots
centenaires contre ses ennemis, vicieux Tremeres au Sud, orgueilleux
Ventrues à l'Ouest, inhumains Tzimisces tout autour de lui.
Sergeï Bessarab fut
initié aux secrets de la non-vie et de son Clan, découvrant les
particularités des autres lignées comme les mythes et légendes
entourant les Enfants de Caïn. Il apprit auprès de son Maître sur
la politique des immortels et les querelles ancestrales entres les
infants de Tzimisce. Il suivit l'enseignement d'un puissant sorcier,
Mikhaïl Antonescu, sur les récits fondateurs du Clan et du mythique
Caïn. Il devisa avec l'infante de Rustovitch, Kara Lupescu, de cour
mortelle et d'influence sur le Bétail. Il en apprit plus sur la Voie
suivie par le Voïvode auprès d'une Prêtresse Livide, la froide
Elizaveta. Enfin, il fut considéré comme prêt.
Une noire nuit d'été
Une noire nuit d'été,
chaude et étouffante, il fut conduit par Rustovitch jusqu'au cœur
d'Oradea, dans la nécropole accueillant les corps de certains des
plus grands hommes de Hongrie. Devant la tombe du plus saint d'entre
eux, Ladislas Ier, en une parodie de cérémonie mortelle, il
s’agenouilla. Il prêta serment d'offrir son bras, son sang et sa
vie à son Maître, et ce pour l'éternité. Souriant, Vladimir
Rustovitch eut son premier et sans doute dernier geste tendre envers
son infant, l'aidant à se relever, avant de plonger ses canines dans
sa gorge et de le vider de son fluide vital. La mort enveloppa
Sergeï...
Tous les bruits moururent
en même temps que son corps, faisant place à un silence tellement
suffocant qu'il finit par par noyer le bruit des derniers battements
de son cœur. Puis, lorsque le cœur battit pour la dernière fois,
fatale et terrible, la nuit l'envahit et le monde sombra
littéralement dans les ténèbres. Pourtant il n'était pas seul.
Des formes émergeaient autour de lui.
Tous pleuraient des
larmes de sang, sa famille, honteuse de ce qu'il était devenu, mais
il les rejeta. Ses compagnons de croisade, observant les milliers de
corps suppliciés, détournèrent les yeux également. Et il les
rejeta. Seul un chevalier à l'étincelante armure noire ne détourna
pas les yeux, et s'inclina devant lui, le sang goûtant lentement sur
la plate. Il tendit la main dans sa direction, et un feu vif se mit à
brûler dans sa poitrine, le forçant à tomber à genoux. Pour la
dernière fois. Pour la dernière fois.
Alors que le sang de son
Père s'insinuait dans la moindre fibre de son corps, une brûlure
démarra au creux de son estomac. Cette douleur ardente déchira le
brouillard sanglant autour de lui et l'arracha aux Champs Élyséens.
La sensation brûlante devint de plus en plus forte jusqu'à ce que
la paix qui l'habitait soit réduite en pièces. Il devint conscient
de son corps rigide, devenu froid, lourd comme le marbre et
terriblement étranger. Plus terrifiant que tout fut la sensation que
son âme était piégée dans ce corps mort. Et la Bête qui
renforçait son emprise... Puis, alors que l’Étreinte atteignait
sa conclusion effrayante, il poussa un hurlement silencieux,
incapable de trouver l'air dans ses poumons morts et ses yeux
s'ouvrirent de désespoir. La faible lumière de la nuit l'agressa et
il prit conscience de sa faim éternelle, d'une soif désespérée de
sang qui l'accompagnerait à jamais.
Il reprit conscience dans
un tombeau mais ne prit pas le temps de se soucier des ossements ou
des restes de riches tissus. Il bascula la lourde pierre, son esprit
violemment focalisé. Se nourrir. Surgissant telle l'incarnation de
la mort, il fit face à son père mortel, le triste Bessarab l'ayant
humilié et rabaissé toute sa vie. Enchaîné, il le supplia
d'épargner sa vie mais le voile rouge couvrait ses yeux, sa Bête
contrôlait sa poitrine et rugissant il se jeta sur le supplicié, se
nourrissant pour la première fois, avec l'approbation silencieuse de
Rustovitch. Puis la douleur revint, d'une violence indescriptible,
alors que son corps continuait de mourir, purgeant les déchets
inutiles. Il vomit les fluides superflus en de rauques spasmes de
mucosités et de biles. Au bout de plusieurs heures ce cette triste
renaissance, il put sortir de la tombe, titubant, rejoignant son Père
sous la lueur de la Lune.
Sa peau avait prit une
pâleur surnaturelle, renforçant la froide austérité de son
visage. Ses yeux brillaient d'une passion brute, prédatrice et
séduisante, en contraste certain avec sa peau de marbre. Ses ongles
avaient durcis, devenant transparents et tranchants tandis que ses
gencives se rétractaient, dévoilant des canines acérées... Il
regarda la nuit, et sentit les ombres vibrer, abysses sans fond où
d'autres horreurs attendent patiemment. Le vent chuchota à son
oreille, torturant Sergeï comme les pleurs d'une Banshee, soulignant
son changement. Il vit la mort tout autour de lui. Les mortels qui
l'attendaient non loin du carrosse devant les ramener au domaine ne
semblaient plus solides ou substantiels, mais troubles, leurs vies
fragiles, courtes et amères. Les plantes et fleurs lui parurent
différentes dans la nuit, leurs couleurs chatoyantes réduites à
des teintes de gris et de brun. Et pourtant il se souvenait. Il se
souvenait du plaisir du soleil sur sa peau, de la fraternité et de
l'amitié virile, de la chaleur d'une putain dans sa couche. Et
lorsque les souvenirs revinrent, la poids de la malédiction
s'abattit sur lui. Il ouvrit les yeux sur la beauté réelle du monde
qu'il venait de quitter, la malédiction de Caïn l'en bannissant à
tout jamais.
_Oui mon infant. C'est
ainsi que d'être Damné pour l'éternité. Souffrance, mort et
désespoir. Mais c'est bien plus pour nous, membres du puissant Clan
Tzimisce. Viens, et laisse moi te guider...
Quelques nuits plus
tard...
Une antique cérémonie,
aussi ancienne que le Clan, et peut-être plus ancienne encore,
devait se tenir pour honorer l'infant, et officialiser sa renaissance
au sein du Clan comme de l'ensemble de la société Caïnite. A la
demande de Sergeï, le Père Niklaus et Dmitri, récemment Étreints
également, avaient été conviés. Une vingtaine de vampires avaient
été rassemblés, et lorsque le carrosse venu les chercher à Oradea
rejoignit la forteresse, ils furent au complet. Les lourdes portes de
bois s'ouvrirent sur une grande salle de réception, immense nef
largement éclairée de braseros et de chandeliers. Les murs étaient
couverts de somptueuses tapisseries représentant des scènes de
bataille ou d’événements honorables de la vie nobiliaire. Partout
le dragon couronné Tzimisce. La plupart des invités étaient des
Démons, mais les sens encore bien jeunes des deux nouveaux-nés
purent sans difficulté un Nosferatu n'essayant pas de dissimuler son
affreuse apparence.
Sur une estrade de bois
noir, le Voïvode Rustovitch trônait sur un massif fauteuil au bois
doré à l'or fin. Non loin de lui ils aperçurent Sergeï et
discernèrent les profonds changements en lui. Immobile, il
attendait. Le seigneur des lieux prit alors la parole, remerciant les
présents et expliquant l'importance du rituel à venir. Sa Présence
écrasante couvrit la salle de réception, et la plupart des Caïnites
présents mirent un genou à terre. Le Père Niklaus et Dmitri
restèrent debout, le dos droit, et regardèrent un vampire vêtu
d'une étrange robe s'approcher de Sergeï. A gauche et à droite de
Vladimir Rustovitch apparurent deux hommes, les torses nus et
musculeux, vêtus simplement de pantalons de toiles. Sur un signe du
Voïvode leurs visages grimaça, signe annonciateur des changements
de leur corps. Ils grossirent et grandirent de manière anormale,
devenant en quelques instants des monstruosités de chair, d'os et de
crocs.
_Les Zhupan sont
arrivés, Michaïl, débute la cérémonie.
Le Caïnite à l'étrange
robe tira de ses plis une lourde épée avant de se placer derrière
l'infant chevalier. Il invoqua la puissance des esprits de l'air tout
en ordonnant à Sergeï de réciter les Traditions de Caïn, sa lame
dressée prête à frapper en cas d'erreur. Horrifié, Niklaus et
Dmitri virent les robes du sorcier s'agiter sous un vent sorti de
nulle part tandis que ses yeux oscillaient entre l'azur d'un matin
estival et le bleu nuit d'un froid crépuscule. Mais c'est sa robe,
constituée non pas de tissus mais de sa propre chair, qui les fit
frémir. Sans écorcher ne serait-ce qu'un mot, Sergeï remplit sa
tâche à bien. Invoquant les esprits de la terre, Mikhaïl transmit
une lourde urne de cuivre rempli de la terre qui l'avait vu renaître
à Sergeï, sa peau se couvrant de petits morceaux de pierre tandis
que ses yeux prenaient une profonde couleur ocre.
Invoquant désormais les
esprits du feu, Mikhaïl fit signe à deux Caïnites qui
s'approchèrent en portant un grand brasero empli de braises
rougeoyantes. Une forme sombre était dissimulée à l'intérieur.
Sergeï dut enfoncer son bras dans les flammes, concentrant sa
volonté et son courage, sa chair noircissant et racornissant avant
qu'il ne puisse se saisir d'un médaillon d'acier et d'or
représentant le dragon Tzimisce. Le front couvert d'une sueur
ensanglantée, l'infant fut soulagé d'entendre Mikhaïl invoquer les
esprits de l'eau, et de voir Rustovitch se lever pour lui offrir son
sang. Sa main inutilisable guérit peu à peu grâce à la puissance
de l'ancienne Vitae, et le chevalier s'inclina devant son Maître.
Citant la cinquième
voie, celle dissimulée, Mikhaïl fit s'agenouiller une dernière
fois Sergeï afin qu'il récita sa lignée, et entra enfin comme
membre de plein droit dans le Clan.
_Mon nom est Sergeï
Bessarab, infant de Vladimir Rustovitch, infant de Kosczecsykev,
infant de Triglav aux trois têtes, infant de Tzimisce. Par mon sang
et mon esprit je jure allégeance à mon Sire et à travers lui au
Clan Tzimisce. Que les éléments soient témoin de mon serment !
Félicité en premier par
le Voïvode, il reçut l'accolade ou les félicitations de l'ensemble
des invités, notamment de ses compagnons. Soulagé, il conduisit
Niklaus et Dmitri jusqu'à une salle à manger immense qui le plus
que modérément aux deux jeunes vampires. Contre l'un des murs, des
dizaines de mortels, hommes, femmes et enfants regardaient horrifiés
les Caïnites s'installer. Sur un geste de Rustovitch des serviteurs
goules se saisirent du Bétail et l'offrirent en pâture aux
créatures de la nuit tandis que Dmitri et Niklaus détournaient les
yeux. Dissimulant au mieux leur hostilité, ils raccourcirent leur
visite sans insulter leur puissant hôte, souhaitant échapper aux
ténèbres des lieux. Satisfait, Vladimir Rustovitch observait son
infant se nourrir. Une pion de plus dans sa partie d'échecs contre
ses trop nombreux ennemis...
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